C’est une mélodie inoubliable qui est restée gravée dans mon cortex dès que je l’ai entendue. Il s’agit de quatre notes jouées à la guitare électrique, formant un accord de septième quinte augmentée, particulièrement dissonant. Composé par Marius Constant, génial chef d’orchestre français touche-à-tout, ce thème ouvrait une série devenue culte : The Twilight Zone, traduite en français par La Quatrième dimension.
Marius Constant, thème composé pour « The Twilight Zone »
Coordonnée par un showrunner de grand talent, Rod Serling, la série proposait des épisodes de 24 minutes, dans un format dit de Stand alone, c’est-à-dire une histoire autonome et complète, sans personnage récurrent.
Sur la musique de Constant, un texte, dit par Rod Serling lui-même, donnait les fondamentaux de la série :
There is a fifth dimension beyond that which is known to man. It is a dimension as vast as space and as timeless as infinity. It is the middle ground between light and shadow, between science and superstition, and it lies between the pit of man’s fears and the summit of his knowledge. This is the dimension of imagination. It is an area which we call the Twilight Zone.
Rod Serling
Les téléspectateurs retrouvaient un genre télévisuel alors familier, celui de l’anthologie, dont Alfred Hitchcock presents était un autre exemple. Pour nourrir sa série, Rod Serling adaptait des nouvelles, écrivait des scripts originaux, réalisait ou faisait faire ces épisodes, joués par de jeunes acteurs et actrices y faisant leurs premières armes. Je n’oublierai jamais le premier épisode de la première saison, intitulé Where is Everybody ? On y voit un homme déambuler dans une ville absolument déserte, baignée par la musique irréelle et inquiétante de Bernard Herrmann, autre compositeur majeur de la création audiovisuelle et cinématographique états-unienne des années 1950. La ville, pourtant, ne paraît pas à l’abandon. Les cafés sont ouverts, les vitrines des pâtisseries regorgent de gâteaux. Mais il n’y a personne. L’agglomération est-elle vraiment délaissée ? Pourquoi cet homme est-il ici ? Je ne vous révèle pas les réponses, la série étant connue pour son art consommé de la chute.
Earl Holliman, interprète de l’unique personnage de « Where is everybody ? »
La série est née en pleine Guerre Froide, à une époque de haute paranoïa, où la crainte d’une catastrophe imminente, notamment atomique, était dans tous les esprits.
J’ai retrouvé des images semblables à celles de Where is everybody en naviguant sur internet. Saint-Malo, Le Mont Saint-Michel, Fontainebleau, Marseille, New York, Venise, vidées de leurs habitant-e-s ou presque : traversées par une biche, un kangourou, laissant apparaître sous les eaux, une méduse, un dauphin, etc.
En face de ces aperçus d’un monde profondément transformé, certaines campagnes de communication ont franchi les limites de l’ignoble, surfant de manière indigne sur le coronavirus, au point qu’une pétition, visant à exclure toute publicité utilisant le virus comme argument publicitaire, a été mise en ligne.
Parallèlement à ce mélange improbable d’images surréalistes, on a pu voir des hommes politiques (je dis bien hommes et non femmes) intervenir sur les plateaux, coiffés, privation de coiffeur oblige, comme en 1974, au point qu’on pouvait se demander si l’on n’était pas revenu sous Giscard. Ce voyage vers les 70’s pouvait d’ailleurs être corroboré par les flots de rediffusions remplissant les après-midis télévisuels, soit avec l’œuvre intégrale de Louis de Funès, soit avec le cycle complet de la Septième Compagnie, superposant ces guéguerres fictives grotesques à la Guerre avec une majuscule, celle qu’Emmanuel Macron avait désignée comme telle pour parler de la crise sanitaire.
Mais guerre contre quoi ? L’épidémie ? La pandémie ? Le virus ? Le coronavirus ? De Wuhan ? De Chine ? Le 2019-nCov ? Le SARS-CoV-2 ? Le Covid-19 ? Les difficultés de bien nommer le virus et la maladie, au-delà des conflits entre l’Organisation Mondiale de la Santé et le Comité International de Taxinomie des Virus, montrent aussi des différences de représentations. Wuhan ou Chine donnent une origine géographique voire une nationalité à la maladie. Elle possède alors un passeport et même un justificatif de domicile. Elle peut donc voyager, émigrer, la plupart du temps sans visa, et acquiert ainsi une dimension politique. D’épidémie à pandémie, c’est une question de graduation, de dramatisation de la situation : on se souvient que l’OMS a d’ailleurs utilisé le second terme après de multiples vérifications et précautions. Virus ou coronavirus apportent une image biologique concrète à la maladie, elle-même parfois complétée avec des images de synthèse. 2019-nCov, qui signifie nouveau coronavirus 2019, se rapproche de l’anglais Covid-19, contraction de coronavirus disease 2019. Ces versions connotent un savoir médical plus officiel. Quant au SARS-CoV-2, il rappelle fâcheusement le SRAS, de sinistre mémoire, se gorgeant ainsi d’un arrière-plan morbide.
Le mot change la perception. C’est vrai d’une manière générale, mais en ce moment, cette petite vérité linguistique prend une ampleur inédite, dans la mesure où notre expérience du monde, depuis le confinement, dépend de manière plus importante des discours que nous recevons à son sujet. La grammaire désigne par acte de référence l’utilisation de formes linguistiques pour évoquer des entités : objets, personnes, événements, processus, etc. Notre monde d’aujourd’hui est un mélange inégal d’expérience et de références absorbées avec plus ou moins de bonheur. Références fictionnelles, virtuelles, réelles, passées, présentes, se télescopent et se brouillent. La parole officielle est alors d’autant plus attendue mais aussi d’autant plus source de déconvenues qu’elle est erratique, contradictoire, non stabilisée, non opérationnelle, érigeant son incurie en doctrine, on en passe et des plus navrantes. Elle accroît ainsi l’angoisse et réactive les instincts primaires.
La pyramide de Maslow, beaucoup critiquée, retrouve une certaine actualité.
Il n’est pas simple de métamorphoser une catastrophe en moyen de se cultiver ou d’avancer sur son travail à faire. Il est difficile de se détourner de LA préoccupation centrale : survivre.
Partant, on sera inspiré de revoir les fondamentaux de la communication, notamment lorsqu’elle est de crise. Une organisation ou un indépendant ne pourra prendre la parole en ces temps inédits qu’aux conditions suivantes, qu’on peut voir comme un vade-mecum communicationnel mais plus largement, stratégique :
Ø Prendre en charge la communication au niveau des dirigeants ;
Ø Assumer ses responsabilités, ses erreurs ;
Ø Coordonner toutes les communications ;
Ø Briser les incertitudes, rassurer ;
Ø S’appuyer sur des faits vérifiables, des preuves ;
Ø Bannir l’autopromotion et la publicité opportuniste ;
Ø Écouter le public et saisir ses besoins prioritaires ;
Ø Pratiquer la solidarité (1), donner : répondre aux besoins identifiés grâce à ses compétences professionnelles ;
Ø Pratiquer la solidarité (2), remercier : gratifier celles et ceux qui apportent leur aide et plus généralement, leur concours.
À bon entendeur…
La pyramide de Maslow