Parmi les mots de la Covid-19, il en est un que l’on a entendu tous les jours ou presque : distanciation. Il y a des mots qui font l’actualité comme l’Histoire, le réel comme sa représentation, et distanciation est de ceux-là.
Le mot, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne vient pas directement de distance, qui trouve lui-même son origine, aux alentours de 1175, dans le latin distantia : « éloignement » ou, au sens figuré, « différence ». Au XVIIIe siècle, distance commence à entrer dans des locutions : ainsi, dès 1762 on peut situer un objet « à quelque distance » d’un autre. À partir de 1887, on peut « prendre sa distance » (aujourd’hui on dirait « ses distances ») pour repousser la familiarité d’un importun ; même si, à compter de 1844, on pouvait déjà « garder ses distances » avec qui n’avait pas pénétré dans notre intimité.
De même, distanciation ne provient pas de distancer, qui est emprunté au XIXe siècle à l’anglais to distance. Le mot distanciation est en fait repéré pour la première fois en 1959 et dérive de se distancier, apparu deux ans plus tôt. Le terme est introduit en français pour faire référence à la pratique du théâtre épique de Brecht. Le mot correspond à l’allemand Verfremdungs Effekt ou V-Effekt, que certains traducteurs, quand ils n’en faisaient pas un « Effet V », ont proposé de rendre par « effet d’étrangeté ».
Bertolt Brecht
Chez Brecht, la distanciation recouvre un ensemble de procédés qui doivent permettre aux spectateurs et aux spectatrices de sortir de l’illusion théâtrale, de prendre leurs distances avec l’identification. Le personnage est ainsi considéré dans son étrangeté, non comme un donné, mais comme un processus. Comment faire ? Adresse directe au public, référence à l’actualité, changements de décor à vue, interruption de la diégèse par des projections, etc. Pour Brecht, cela doit conduire le public à prendre conscience des contradictions du réel afin de mieux transformer le monde. Le théâtre est donc partie intégrante d’une vision marxiste de l’Histoire.
Ce n’est que très récemment que distanciation s’est mis à désigner une mesure sanitaire visant à ralentir la circulation des pathogènes viraux.
Ultime pied de nez à l’Histoire du théâtre et au Théâtre de l’Histoire, le Berliner Ensemble, théâtre où Brecht pratiqua sur scène sa fameuse distanciation théâtrale, vient de se préparer à ouvrir ses portes selon les nouvelles normes de distanciation physique, qui, elles, concerneront le public. On le voit, le système D vient concurrencer l’effet V.
Le Berliner Ensemble, juin 2020. Via @designboom
Ainsi, les tempêtes du monde s’engouffrent dans le théâtre, balayant par la même occasion un siège sur deux. Mais le théâtre s’invite aussi dans le tourbillon du monde car, dès qu’on s’éloigne de quelqu’un, on le voit mieux (propos de presbyte). On le considère les choses de manière plus totale et néanmoins distanciée. C’est ainsi que le théâtre, dans son sens étymologique (le lieu d’où l’on voit), ressurgit. L’espace social ainsi réorganisé selon les normes hygiénistes se théâtralise, car il accède à une scénographie qui n’est pas celle de l’habitude. Par là, l’espace de la ville, singulièrement, paraît retrouver l’étrangeté chère à Brecht, de sorte qu’on chausse comme de nouvelles lunettes pour appréhender un quotidien où les choses ne sont plus à leurs places, puisqu’il s’agit de remettre à sa (juste) place l’Humain, face à un virus qui est dans la place.
La distanciation physique forcée qui a été la nôtre va-t-elle nous conduire à pratiquer la distanciation politique que Brecht appelait de ses voeux ? Sortirons-nous de cette crise forts d’un meilleur recul, plus distanciés, ayant pris la mesure de toute chose ? Ou serons-nous avides de nous recoller au réel, quittes à nous y engluer ? Serons-nous ravi-e-s de rompre nos distances avec les pratiques qui ont mené à la crise de la Covid-19, pour mieux les retrouver et les perpétuer ?
Faut-il espérer, comme Brecht, que les spectateurs, acteurs de cette distanciation, aient désormais les outils nécessaires pour changer le monde ? Le monde d’après sera-t-il différent du monde d’avant ? Ou bien ne sera-t-il que le monde d’avant, mais après ?
Dans ce simple mot, distanciation, se tiennent donc à la fois la petite histoire ultra contemporaine de chacun-e, la Grande Histoire du théâtre lorsqu’elle lui cherche une mission dans la Cité, mais aussi les espoirs et les peurs du lendemain.
Il a y aussi, dans ce mot, une expérience, la nôtre, expérience collective et expériences intimes, celles qui nous ont permis d’éprouver que la juste balance entre le monde et soi, délectation des uns ou effroi des autres, impose parfois non l’action mais la contemplation, non la parole mais le silence, non l’exposition mais le retrait, non l’agglomération mais la distanciation.